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samedi 5 février 2011

Un sketch de Sud Santé Sociaux qui critique la politique actuelle de rationalisation des soins psychiatriques.

Psychiatrie industrielle et psychiatrie artisanale, de Jean Vignes et de Nelly Derabour, infirmiers psychiatriques syndicalistes de Sud Santé Sociaux. Meeting à Lille, le 1er février 2011, du Collectif "Mais c'est un homme".
- Pièce en deux scènes.
Scène 1 (le débat)
Deux personnages :
Adeline Blanchette (AB): Infirmière de Secteur Psychiatrique (espèce soignante menacée d’extinction)
Georges Hubert de la Tabatière (GHT): conseiller ministériel en consulting managérial (parasite en voie de développement)

GHT: Bonjour,
Je remercie tout d’abord les organisateurs de ce colloque de me permettre de vanter l’approche rationnelle et bienveillante de nos gouvernants en matière d’industrialisation.
L’industrialisation à pour objet à la production de biens par l’individualisation des taches et la production en série d’une même pièce à grande échelle. L’industrialisation vise à la mécanisation d’une activité de production pour à en diminuer le coût. C’est un processus répétitif, standardisé.

AB : Bonsoir,
A l’opposé de l’industrialisation l’artisanat se définit par une production au cours de laquelle l’artisan effectue toutes les taches, de la matière première à l’ « objet fini ». Chaque étape doit être pensée en fonction de multiples facteurs. C’est la pensée dans son interaction avec la matière et le savoir faire de l’artisan qui sont mis au travail tout au long du processus. L’artisanat crée une œuvre à chaque fois originale.

GHT : Le soin infirmier en psychiatrie industrielle vise à la précision d’enchaînements de séquences, soumises à évaluation dans le respect de protocoles délimités au sein de bonnes pratiques. Chaque séquence étant découpée en unité de travail et en tâches pour pouvoir la quantifier et l’évaluer. Une prise en charge consistant à la mise en œuvre de séquences prédéterminées. En psychiatrie, le processus d’industrialisation peut se décliner en fiche de postes, protocoles, algorithmes de diagnostics.
Il tend à évacuer le hasard, réduire la singularité par la recherche de similitude, du plus grand commun diviseur instrumentalisable.

AB : Le soin infirmier en psychiatrie artisanale consiste à accompagner un cheminement de pensée. Il n’a pas pour intention première de réduire des symptômes mais de les accueillir, d’entendre ce qui est parfois indicible et socialement inaudible, voire irrecevable. Ces symptômes, qui traduisent une souffrance, retentissent sur les plans biologiques, sociologiques et psychologiques de façon intimement intriquée. Ces intrications sont de nature complexe induisant des états singuliers. L’intelligence du soignant réside dans sa faculté à accompagner ce cheminement, en évitant projection et substitution, en ouvrant des espaces d’expression à l’autre et en étant réceptif à ce qui s’en exprime. Le soin en psychiatrie artisanale s’adapte aux circonstances, s’appuie sur des individualités travaillant en équipe à la recherche permanente d’un plus petit commun multiple.

GHT : En psychiatrie industrielle protocoles, évaluations, bonnes pratique sont basés sur le déterminisme, la maîtrise, à chaque situation doit correspondre une réponse standard. Protocoles, évaluations, bonnes pratiques sont des outils normés. L’avantage de la psychiatrie industrielle est qu’elle produit des données quantifiables. Une tache consomme tant d’équivalent temps plein de professionnels, use telle quantité de matériaux, à tel prix, etc… Un ensemble de tâches est classé dans un protocole, ces protocoles enchaînés produisent des séquences, une bonne pratique consiste à l’exécution de séquences déterminées en fonction de pathologies regroupées en groupes homogènes.  Il s’agit d’éradiquer toute forme de hasard. Le soin industriel doit être maîtrisé dans une approche productiviste intégrée dans la logique de marché.

AB : L’artisanat n’est pas réductible à une tache effectuée à un moment donné dans un enchaînement précis. Le produit de l’artisanat n’est pas quantifiable, c’est une œuvre collective inachevable et inachevée. En psychiatrie artisanale le soignant est son propre outil de travail, il est en évolution constante. Il est en dynamique dans le cadre d’un espace de soin élaboré par un ensemble d’intervenants multiples. Pour les artisans, chaque histoire de soin est unique. Feuilleton ou roman elle appartient au sujet des soins qui donne les éléments du scénario à chaque chapitre et à qui appartient toute forme de  conclusion ou non. C’est une œuvre de tisserand aux motifs uniques pour laquelle cent fois sur le métier l’ouvrage est remis.

GHT : Dans la psychiatrie industrielle les taches sont effectuées par des employés aux fiches de postes préétablies. Chacun a une tache, ou un ensemble de tache à effectuer, chacun à son niveau à la responsabilité de l’exécution de ces taches ou de celles de ses subalternes. Le problème de la psychiatrie industrielle pourrait venir du fait qu’elle ne s’adresse pas à de la matière inerte qui réagirait de façon standardisée aux protocoles. Alors la psychiatrie industrielle s’appuie sur les statistiques et les moyennes, les plus fines possible pour faire rentrer la singularité dans des normes. C’est la recherche permanente de la réduction en objet du sujet. Les troubles mentaux et la psychiatrie ont un coût direct et indirect en Europe équivalent à 4% du produit intérieur brut, il est de notre devoir d’assainir cette situation en se fixant des objectifs précisément quantifiés, réduction de 10% du nombre de psychotiques en situation de précarité, de 20% le nombre de suicides, de 20% le nombre de troubles bipolaires non reconnus, augmenter de 20% le nombre de personnes traitées selon les recommandation des bonnes pratiques.
AB : Dans la psychiatrie artisanale une équipe de professionnels croise ses champs de compétences personnels et professionnels à chaque situation particulière, pour élaborer un soin « cousu main ». Elle s’appuie sur la créativité des différences. Pour la psychiatrie artisanale la souffrance n’est pas une maladie, elle est l’expression d’une altération. L’équipe accompagne un être vers une évolution qui lui permet de passer outre certains déterminants de souffrance vers une plus grande liberté, c'est-à-dire restaurer la capacité de vivre avec autrui et de rester en lien avec soi même.
GHT : La psychiatrie industrielle, vous la connaissez à travers l’évolution des mesures orientant le dispositif actuel. Que ce soit le dernier produit du ministère prosaïquement appelé : étude d’impact, que ce soit par l’effort financier de sécurisation, ou que ce soit par la mise en place des évaluations, contrôles, codification, systèmes de protection…  (AB interrompt GHT)
AB : Je dirais plutôt que vous la connaissez par la souffrance au travail et la souffrance éthique exprimée pas les soignants. Ils souffrent d’être des acteurs de la mal-traitance institutionnelle malgré eux, « fauteurs » de mise en isolement et de camisoles chimiques. Ils revendiquent des effectifs formés à l’écoute et de la disponibilité pour l’accompagnement. Vous la connaissez aussi par la morbidité et la souffrance des populations que le dispositif est censé soigner, laissées à l’abandon dans la souffrance psychosociale ou croupissant en prison.
GHT : La psychiatrie industrielle a pourtant pour but d’assurer la sécurité de chacun, elle investit dans la vidéo et les clôtures, les vigiles et la mise en place de référentiels Elle construit des Unités pour Malades Difficiles, Unité Hospitalières Spécialement Aménagées, chambre d’isolements et secteurs fermables(AB interrompt GHT)
AB : Pour ça oui ! Nous la constatons au quotidien la montée de cette psychiatrie industrielle. Elle signe un choix politique. Une politique optant pour une organisation économique de la société prônant le mérite individuel et la concurrence, et visant à une  réduction des coûts sociaux par toujours plus d’enfermement. Une politique qui stigmatise, criminalise, fiche et exclut, reposant sur l’idée que la maladie mentale implique un trouble potentiel à l’ordre public. Un projet politique qui enferme les soignants dans des soins en chaîne et qui enchaîne à l’extérieur par des obligations de soins avec pour seules scansions la prise de traitements médicamenteux. 

Scène 2 l’appel à résistance
AB et l’Ariègeois. (militants)
La psychiatrie industrielle croît dans un monde où les inégalités et les souffrances psychosociales s’aggravent. La psychiatrie industrielle se met en place dans un monde où l’autre est désigné comme un concurrent, un agresseur, ou la politique s’appuie sur la peur de l’autre. Où la protection est devenue un paradigme dans la recherche de la sécurité absolue et du risque zéro comme tenant lieu de désir. Sud santé sociaux, avec de nombreux autres acteurs ici présents à travers plusieurs associations et collectifs, tente de mettre en œuvre une résistance au délitement du dispositif de soin en psychiatrie.
En ce qui concerne la psychiatrie artisanale, nous avons accompagné son développement dans le cadre de la politique de secteur sur la dynamique de la psychothérapie institutionnelle et de la psychanalyse. Elle lie médecine et philosophie, sociologie et psychologie.
Elle nécessite un cadre politique orienté vers le développement de systèmes socialisés respectant la personne et ouverts à la création.
C’est un choix politique totalement différent, fondamentalement opposé à la politique d’industrialisation.
La psychiatrie artisanale se déploie dans un monde de rencontres, où le hasard y est une aventure et le collectif une ressource. Un monde complexe dont la richesse vient de la communauté de singularités et la différence de l’autre un apport pour sa propre identité.
Nous en appelons à la création de lieux, de groupes de résistance, transverses, mêlant professionnels et usagers, comme « Mais c’est un homme »,  nous appuyant sur les travaux d’autres groupes comme les collectifs « Contre les politiques de la peur », le Comité Liberté Egalité Justice, nous inspirant des initiatives et des luttes comme celle menées à Toulouse en fin d’année dernière exprimant le refus de la maltraitance institutionnelle.
On peut passivement laisser l’autoritarisme venir corseter nos pratiques et réduire notre pensée dans une psychiatrie industrielle ou se revendiquer d’une psychiatrie artisanale militante.
Ne rien faire c’est faire le choix de la mise en place d’une politique et de pratiques déshumanisées, ce n’est pas le notre.